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Publié le 19 novembre 2014

Aux racines de Wikipedia, le laisser-faire

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Qu’est-ce qui différencie un wikipédien d’un entrepreneur social ou d’un militant du libre ? Eh bien... entre autres choses... le temps. La disponibilité de l’individu, la perception du temps qui passe, la conception de l’urgence, la notion d’événement ou de jalon. L’entrepreneur social ou le militant ont identifié un point de tension, quelque chose « qui ne marche pas » et contre lequel il faut lutter ou quelque chose qui manque et qu’il faut donc créer. Il faut corriger, réparer, innover.

Comme l’explique fort bien François Jullien dans ses deux ouvrages Traité de l’efficacité ou Les transformations silencieuses , la démarche classique grecque qui teinte notre tradition européenne, tellement intériorisée que nous ne la voyons plus, consiste à chercher un modèle. Nous dressons un idéal (eidos) avec un but (telos) à atteindre, puis nous travaillons à un plan théorique pour atteindre ce but, plan ensuite mis en application par des actions, avec une volonté de fer, plan constamment confronté à et recalé avec la théorie. Démarche individuellement intériorisée. Mais démarche aussi pratiquement obligatoire en raison de la pression de notre environnement social et professionnel. Par exemple, l’association militante est « poussée » à clarifier ses buts, ses moyens et son programme sous la pression de ses membres, de ses donateurs et des pouvoirs publics. L’entreprise sociale et solidaire se doit de faire un business plan, avec un budget, des indicateurs de succès, une stratégie d’implémentation à cinq ans si elle veut avoir une chance de trouver des financements et des partenaires. Nous sommes formatés pour penser « but, plan, implémentation ». Et à garder les yeux fixés sur le but, on peut rater les opportunités ou se retrouver à avancer à contre-courant.

Wikipedia ne fonctionne pas du tout comme cela. Il faut voir Wikipedia comme un fleuve qui descend d’une montagne, se nourrit des ruisseaux affluents, déborde parfois sur des zones inondables, mais toujours revient dans son lit, creusé dans le limon meuble plutôt que dans la roche cristalline, et qui ultimement arrivera à la mer.

Wikipedia s’est donné une mission, « l’accès à tous à toute la connaissance du monde », et non un but explicite tel que 400 langues, 20 millions d’articles, 500 millions de lecteurs en 2012. Il n’y a pas de plan stratégique. Et l’implémentation se fait au fil des situations favorables. Mais attention ! La « situation favorable » n’est pas un « hasard » sur lequel on se précipite. Plutôt que consacrer de l’énergie à « faire des plans », nous consacrons notre énergie à observer le cours des choses pour déceler les situations favorables et profiter de leur potentiel. Ainsi, certaines décisions mettent-elles des années à être prises, le temps nécessaire pour qu’elles soient « mûres ». Ce fut par exemple le cas de la transition entre la licence de publication GFDL et la licence cc by sa.

Tout en incitant à l’implication personnelle directe (« be bold »), nous pratiquons largement le "non-agir". Cette pratique du "non-agir" ne veut pas du tout dire "être passif". Mais adopter une attitude de "laisser faire" lorsque les choses sont perçues comme allant généralement dans le bon sens et en revanche, influencer (parfois bruyamment) les choses lorsqu’elles ne vont pas dans la bonne direction et peuvent compromettre la mission. On épouse les circonstances plutôt que de les modéliser à l’avance. On évite d’imposer des actions qui pourraient troubler la cohérence et l’équilibre des choses (If it ain’t broken, don’t fix it).

Et surtout, on prend le temps. L’infléchissement d’une situation ne se fait pas dans le spectaculaire de l’action et l’urgence de la réparation mais relève plutôt de ces transformations silencieuses qui ne permettent pas d’identifier un début ou une fin à une action, ni même d’évoquer facilement les « jalons », ces moments uniques dans la vie d’un projet qui mettent en valeur un « avant » et un « après ».

Or notre culture européenne, celle de l’entrepreneur social ou du militant associatif, s’est construite sur l’importance de l’Evénement. L’Histoire est enseignée sur un mode événementiel (la crise de 29, la chute du mur de Berlin, la révolution de mai 68, le 11 septembre) et le Gantt est un incontournable dans bon nombre d’établissements d’enseignement.

Cette stratégie d’induction de l’effet ne met pas en avant l’individu mais uniquement le collectif. Cette double démarche d’effacement de l’individu derrière le collectif et de refus de l’action dans l’urgence est fort troublante dans le contexte social actuel qui se nourrit de personnalités-leaders, de clinquant, d’immédiat et d’éphémère. Au détour d’un article de presse, le wikipédien effaré se découvre un chef, Jimmy Wales, qu’il ne connaît pas mais qui doit rassurer ceux habitués à associer un nom à un projet. Via une émission télévisée, le même wikipédien apprend l’existence d’un énorme scandale qui secouerait la communauté wikipédienne... et qui pour lui n’est qu’une des multiples, verbeuses, presque ennuyeuses, discussions jonchant la vie routinière du projet. Que répondre à ce jeune entrepreneur terriblement pressé d’exposer son réseau social éthique dans Wikipedia hormis « Patience, il faut attendre que votre réseau soit reconnu pour son mérite. Patience. » ?

Quelle philosophie a inspiré Wikipedia ? A l’aube de sa création, l’objectivisme, une philosophie (ou idéologie ?) inventée par Ayn Rand au milieu du 20e siècle. L’objectivisme met particulièrement en avant le capitalisme du laissez-faire (environnement au sein duquel les transactions entre individus sont les plus libres possibles avec une régulation de type gouvernementale minimaliste), l’individualisme (droit moral inaliénable d’action selon ses convictions personnelles et droit à conserver le produit de ses efforts) et la raison (les sentiments, les émotions ou la foi ne sont pas source de connaissances). Certes, d’autres idéologies ont marqué le mouvement mais ces trois considérations font toujours partie de l’ADN de Wikipedia.

Et c’est pourquoi, au créateur de réseau social éthique qui fait appel aux sentiments, aux valeurs, à l’idéologie, au mystique pratiquement, nous répondons chiffres, faits, sources, arguments. Dressant un mur d’incompréhension. Et semant peut-être les germes de conflits futurs. Pourquoi s’évertuer à « laisser faire » et accepter l’incertitude ou le risque, alors que dans l’économie sociale et solidaire ou dans le militantisme, on s’évertue à faire « avancer les choses » envers et contre tout, avec vaillance ? Ce n’est pas seulement une méthodologie différente, à appliquer au gré des besoins, mais peut-être plutôt une philosophie de vie qui diffère.

Extrait de l’article « Dès que le vent soufflera » de Florence Devouard , in Dégager l’Horizon, Fragments de Modernité 2013 en collaboration avec Forum d’Action Modernités.

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