Tribune
Publié le 21 juillet 2016
Hugues Sibille

Hugues Sibille

Président du Labo de l'ESS

Crise morale ?

Je n’aime ni le mot, ni l’idée.

Le Festival d’Avignon 2016 puis les suites de Nice obligent pourtant à regarder cette réalité plus en face.

Ce dont nous parlent les artistes d’Avignon, c’est d’une menace d’auto-dissolution dans le "côté obscur". A l’image des Damnés, famille infiltrée puis anéantie par le Mal nazi, pièce majeure du festival. Ayant perdu toute confiance les uns dans les autres et toute conscience du Bien, les damnés de cette famille allemande de 1933 s’entre-détruisent inéluctablement, emportés comme un train sur des rails.

Nous n’en sommes pas là. Mais les familles France et Europe n’expriment-elles pas les premiers symptômes qui emportèrent les Damnés ?

La crise morale se concrétise par la fin de l’espérance, la perte de confiance, la peur de l’autre. La France et l’Europe soufflent sur la petite bougie vacillante de l’espoir, et de ce clair-obscur peuvent surgir des monstres. Pas nécessairement ceux qu’on a déjà connus. Après Nice les démons s’enhardissent.

D’où vient cette crise morale ? Je ne suis ni philosophe, ni moraliste, ni théologien. Je n’ai que de modestes intuitions. Je ressens le besoin de les dire. Cette crise vient d’abandons et de renoncements successifs d’élites dont une démocratie a besoin ne s’assumant plus moralement comme telles et de peuples abandonnés et perdus qui reniflent la Bête. L’Europe l’a déjà connu. Toujours au théâtre, la lecture du "Monde d’hier" de Stefan Zweig, sonne comme un autre avertissement. La voix de résistants n’a jamais tant porté que ces dernières années, comme si 70 ans plus tard, les actes de résistance anti-nazis brillaient comme d’anciens lampions.

Un renoncement des plus graves a été l’acceptation par la classe dirigeante du chômage de masse, cancer de la société, démoralisateur de la jeunesse, rongeur de la démocratie. Jean-Baptiste de Foucauld leva il y a 30 ans, presque seul parmi l’élite, un drapeau de résistance éthique anti-chômage en créant SNC (Solidarités nouvelles face au chômage). Dans une indifférence générale. Les autres, acceptant de vivre avec le chômage, acceptaient de détruire l’utilité au monde de millions de personnes. Le côté obscur de la force s’implantait.

La progression de la crise morale est systémique. Pour tenter de l’éradiquer il conviendrait d’en diagnostiquer collectivement les indices. Par exemple la non confiance française dans sa jeunesse. Pour elle, ni logements, ni emplois, ni places, ni reconnaissance. La génération 68, s’estimant jeune pour toujours, s’est cramponnée partout. Que vaut le concept d’Avenir excluant la jeunesse ? Autre exemple, la constitution d’une caste énarchique, sommet coupé de la base, non sanctionnable donc non responsable, dont les valeurs sont insensiblement passées de l’intérêt général à la défense de ses intérêts propres.

La politique est devenue cynique, tuant l’idée d’une Cité meilleure. Mitterrand y contribua par sa vision machiavélique. Qui Mitterrand envoya-t-il contre Rocard aux Européennes de 1994 ? Tapie ! Le symbole de l’immoralité. Les hiérarques socialistes et l’opinion publique acceptèrent cette bassesse. Le Mal gagnait. L’argent joue, comme dans les Damnés, un rôle majeur dans l’affaissement des valeurs morales. Tout est à vendre. Tout se mesure en fortunes. Les hauts fonctionnaires partent dans le privé-nouveau-riche. Le directeur du Trésor s’enfuit soudain au printemps 2016 dans un fonds d’investissement franco-chinois. José Manuel Barroso rejoint Goldman Sachs.

Les inégalités s’envolent dans l’indifférence ou la compromission. Que nous apprend le Brexit ? Il dessine la carte britannique d’une fracture sociale, démographique et territoriale sans précédent. Vieux, pauvres, relégués d’un côté. Jeunes, londoniens, inclus de l’autre. Notre côté de la Manche ne vaut guère mieux.

Que font les dirigeants devant ces signaux d’alerte, rouges et convergents ?

Ils se livrent sans retenue à la bataille des égos. L’horreur terroriste ne calme pas mais stimule des batailles présidentielles. Parler vrai ? C’est bon pour les nécrologies. On se croirait sur la scène des damnés d’Avignon. Ces batailles relayées par des médias sans boussole autre que l’audience dissuadent un individu normalement constitué d’entrer dans cette danse macabre.

Nicolas Hulot jette l’éponge. Quand ce n’est pas la bataille des égos, c’est celle des sectarismes. Les partenaires sociaux se révèlent inaptes aux compromis. La violence verbale l’emporte. Puis celle contre un hôpital. Les locaux de la CFDT, organisation digne de respect, sont saccagés.

Ces signes de crise morale sont sous nos yeux. Le théâtre les met en décors. Qu’en ferons-nous ?

La dénonciation Le Pen n’est bien évidemment pas une solution. C’est montrer le thermomètre. L’élection présidentielle dans un climat moral inchangé ne changera rien.

Que ceux qui partagent un diagnostic de crise morale avant que de crise économique ou politique commencent à se parler, se regrouper, se faire entendre. Que ceux pour qui les mots vision, loyauté, intérêt général, humanisme, résistance... ont encore un sens se lèvent.

Au moment de la Coop 21 un Sommet des consciences a été organisé. Il est urgent de le réactiver. Il n’est pas trop tard pour arrêter la peur de l’Autre.

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