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Publié le 2 juillet 2025
Photo InsTerCoop et Ellyx

De la maturité coopérative en 2025 : quel avenir pour la coopération dans l’économie sociale et solidaire et au-delà ?

Anne et Patrick Beauvillard, fondateurs de l’Institut des Territoires Coopératifs (InsTerCoop), un centre d’action-recherche-transmission sur la coopération, et Olivier Palluault, co-fondateur et directeur délégué de la SCOP ELLYX, agence de recherche et développement et d’innovation sociale, ont partagé avec le Labo de l’ESS leurs réflexions et expériences sur la coopération, le processus coopératif et la maturité coopérative dans l’économie sociale et solidaire et au-delà. 

Aujourd’hui, on entend parler de coopération de plus en plus ! Pourquoi, selon vous ? 

Patrick Beauvillard : 

Aujourd’hui, on parle effectivement beaucoup de coopération, et on pourrait s’en réjouir. Mais dans 95% des cas, il s’agit plutôt de collaboration !  

Vers 2015-2017, la question de la co-construction est apparue, avant même le vocabulaire de coopération. L’idée est venue car on était face à des difficultés au niveau de la transformation à mener, et qui nécessiterait de la co-construction. Les problématiques dans les transformations territoriale, écologique, sociale, etc., se trouvent dans des environnements complexes où tout est interdépendant. Et donc, on ne peut plus régler ces difficultés-là en tronçonnant les sujets. Au contraire, il faut apprendre à vivre dans cette complexité. 

Anne Beauvillard : 

Oui, c'est en permettant aux personnes de faire cette distinction entre collaboration et coopération qu’on éclaircit une incompréhension sur la nature coopérative. Le travail sur la coopération est intimement lié à la complexité des situations dans lesquelles nous nous trouvons. Nous avons pris conscience qu’il fallait montrer, nommer et rendre visible ce qui met en action et entretient cette dynamique de coopération entre les personnes. 

Olivier Palluault : 

Oui, je pense qu'on se trouve dans un contexte presqu’anti-coopératif, avec des formes de mise en difficulté des liens. Si on parle de plus en plus de coopération, ce n’est pas pour dire qu'il y en a de plus en plus, mais probablement car le besoin de mise en lien s’accroît et que la coopération semble y correspondre. 

Ce que je trouve intéressant, notamment dans le cadre de travail d’Anne et Patrick, c’est de travailler autour de la qualité de la coopération, et de réellement comprendre ce que cela signifie et ne pas confondre avec la collaboration qui n’est qu’une relation de travail. Sans cette démarche intellectuelle exigeante, il y a un vrai risque de désengagement. 

Anne Beauvillard : 

Il y a un véritable enjeu de transition anthropologique à mener. J’ai l’impression que tout le monde parle de coopération comme si on y était arrivé, alors que cela demande beaucoup d'expérience.  

Olivier Palluault : 

Tout à fait. Il n’y aura pas de capacité à répondre aux défis contemporains si on ne sort pas d'une logique de projet, et si on n’a pas la capacité de travailler avec des acteurs qui ont un langage différent et des leviers d'action sur le problème qui sont d'une nature différente de la nôtre. Il faut qu'il y ait des changements qui s'opèrent à multi-échelles et de la part d'acteurs qu'on ne connaît pas. 

Cela veut dire qu’il faut faire cheminer les acteurs, faire en sorte qu'on soit à une finalité qui leur est connue : c'est le propre même de la coopération qui n'est pas une pratique morale. C'est une exigence méthodologique ou même presque humaniste, éthique. Chez Ellyx, nous travaillons sur des projets d’innovation sociale dans lesquels la coopération est une dimension évidente et actuellement nécessaire.  

Patrick Beauvillard : 

Oui, on entend parfois que pour coopérer, il faut avoir les mêmes valeurs ! Si c’est le cas, alors on n’est pas dans un environnement de coopération, au contraire. La coopération va vraiment s'exercer quand on construit une œuvre commune avec des personnes avec des valeurs différentes. 

L’échelle où nous avons vu les coopérations les plus abouties, c’est au niveau des villages. On ne choisit pas ses voisins, qui sont tous très différents, avec des métiers, classes sociales, origines, croyances et engagements politiques variés. Et pourtant, on participe à la vie d'un village et d'une communauté. On apprend à faire avec. Nous citons souvent Richard Sennett : « La coopération, c'est l'art de vivre dans le désaccord. » 

Quels sont les freins à la maturité coopérative ? 

Olivier Palluault : 

La coopération est éminemment politique, mais pas partisane. Ce qui n’est pas simple, et je m’exprime en tant que dirigeant d’une SCOP, c’est que le monde coopératif est souvent un monde d’entre-soi. Une coopérative de salariés fait qu’on coopère entre salariés, mais cela ne fait pas que l’entreprise coopère avec d’autres. Je pense que ce qui est intéressant dans la démarche, c'est cette capacité à sortir de l'entre-soi et à aller poser la coopération au niveau de l'intérêt général et de la contribution au bien commun. 

Anne Beauvillard : 

Je dirais qu’on a cette capacité minimale à se mobiliser quand il y a urgence. Dans ce cas-là, on a une capacité d'empathie, de sortir les rôles. Mais c'est conjoncturel. Ça ne veut pas dire que cela nous a permis de développer vraiment la compétence de manière inconditionnelle. Et donc pour nous, l'enjeu aujourd'hui, il est vraiment de mesurer que la coopération, c'est le développement d'une compétence inconditionnelle, quels que soient les personnes, les situations et les contextes. 

Patrick Beauvillard : 

Je vais donner l’exemple du Pôle européen du chanvre, qu’on a accompagné pendant quatre ans. Le sujet de la coopération était intrinsèquement lié à ce projet, parce que la plante elle-même nécessite la coopération car elle a trois co-produits qui marchent sur des secteurs très différents. Cette filière ne pourra se développer que si les acteurs adoptent une coopération qui n'a pas une visée de développement économique. Paradoxalement, c'est parce qu'on ne vise pas le développement économique que l'on va produire du développement ! 

Par le dialogue, par la coopération, chacun de nous va grandir. Le résultat de ce développement humain, c’est du développement territorial, social et économique ! Cela vaut aussi pour les Territoires Zéro Chômeur sur lesquels le Labo de l’ESS travaille. Le simple processus de remettre les gens en dialogue les uns avec les autres, de réintégrer les personnes dans une réflexion émancipatrice, de leur redonner le crayon, et puis d'aller les accompagner, permet un développement humain très bénéfique. Avant même que le Territoire Zéro Chômeur ne le devienne officiellement, certains avaient déjà retrouvé un emploi ! C’est une belle métaphore de ce que produit le développement humain. 

Olivier Palluault : 

Il y a un changement de paradigme qui est extrêmement puissant, entre être structuré par un modèle compétitif et lucratif, et être structuré par un système de création de valeurs, par la coopération. Le défi des acteurs de l’ESS, c’est de ne pas se contenter de la coopération entre nous, mais d’aller vers la dimension transformative de la coopération, et d’assumer la confrontation avec les acteurs publics et la classe politique. 

Patrick Beauvillard : 

Oui ! Le choix du terme de maturité coopérative n’est pas un hasard. Ce n’est pas quelque chose qu’on est ou qu’on n’est pas, c’est une posture qui se travaille et se retravaille.  

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Comment se passe l’accompagnement d’un collectif en maturité coopérative ? 

Olivier Palluault : 

Il y a une dimension culturelle. La coopération est souvent appréhendée de manière vaporeuse. Pour aller vers la coopération, on emmène les collectifs qu’on accompagne à considérer qu'on construit un cadre de confiance, de partage, qui va nous aider collectivement à aller plus loin. En visant trop le court-terme, on ne travaillera pas sur la résolution du défi qui nécessite de travailler à un autre niveau. Ceux qui ont une culture de la coopération ne disent jamais qu'ils coopèrent. Mais ce sont des gens qui sont en dialogue, qui ont une capacité à créer quelque chose avec d’autres, qui est du domaine d'humain à humain. Parfois, au contraire, on rencontre des personnes un peu dures, qui résistent à la coopération, et ce sont ces accroches-là qui nous passionnent. 

Anne Beauvillard : 

Oui, les trois quarts du temps, on est face à des gens qui ne veulent pas coopérer. En revanche, on a besoin de travailler avec eux. Le plus souvent, il y a un besoin de dialogue, d'entrer en relation, ce qui n'implique pas de proclamer qu'on fait de la coopération. Même si les gens ne veulent pas travailler en coopération, ils ont de toute façon besoin d'entrer en relation ! 

Est-ce que vous pouvez nous dire quelques mots sur le corpus méthodologique ?  

Patrick Beauvillard : 

Le corpus méthodologique permet aux personnes d’évaluer leur maturité coopérative. Il comporte cinq fondamentaux pour entretenir des qualités coopératives, et qui sont reliés au changement de paradigme, ainsi que neuf temps de la coopération. Cela permet de se demander comment nourrir les relations de qualité entre les coopérateurs, et ce qu’on fera du temps disponible pour l’animation de la coopération.  

Anne et Patrick Beauvillard, vous êtes actuellement en état de succession de l’InsTerCoop. Que retenez-vous de ce processus de transmission, entamé depuis plusieurs années ? 

Anne Beauvillard : 

En faisant cette transmission avant de partir à la retraite, nous avons poursuivi notre travail, en continuant d’enrichir notre corpus. Finalement, cela nous a permis de le conceptualiser, parce que la transmission est un processus de coopération ! Cela permet à chacun et chacune de comprendre ce que l'autre sait du sujet, par le dialogue, et de transmettre les parts manquantes. Cela a contribué à produire de la connaissance, et InsTerCoop va continuer d'exister après nous.

Savoir transmettre va devenir un enjeu de plus en plus important pour de nombreuses associations, avec un vrai travail d’acceptation des personnes avec qui le processus sera mené, qui arrivent avec leurs propres expériences et compétences. Nous avons beaucoup de gratitude pour les personnes avec qui nous travaillons !  

Interview menée par Elisa Lemaire 

Propos recueillis par Nathalie d’Abbadie

Le Labo de l'ESS remercie Anne et Patrick Beauvillard et Olivier Palluault pour cette interview ! 

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