
La mise à l'agenda politique des enjeux fonciers des acteurs de l'économie sociale et solidaire
Dans le cadre de la première édition des « Étoiles montantes de la recherche » le 10 juin 2025, un rendez-vous organisé par le Labo de l'ESS en partenariat avec La Cabane de la recherche afin de mettre en lumière les travaux de jeunes chercheur·euse·s, Fanny Cottet est intervenue pour une présentation de sa thèse : « L'économie sociale et solidaire face au problème immobilier. Acteurs, processus et tensions dans la production de locaux d'activité abordables dans les métropoles françaises ». Consultable ici.
Dans l'article ci-dessous, également disponible au format PDF à télécharger, la chercheuse postdoctorante à la Chaire Aménager le Grand Paris, Laboratoire LATTS retrace les grands enseignements de ce travail de recherche.
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En raison de l’augmentation importante des prix immobiliers dans les métropoles, les acteurs de l’Économie Sociale et Solidaire (ESS) rencontrent des difficultés croissantes d’accès pérenne à un immobilier abordable. Dans ce contexte, ma thèse examine les conditions d’une production d’offres de locaux d’activité pour ces activités à forte valeur ajoutée sociale, mais à faible valeur ajoutée économique. À partir de ces constats empiriques d’une inabordabilité croissante des marchés métropolitains de l’immobilier d’entreprise, j’ai donc construit un objet de recherche pluriel au croisement entre : les lieux (les espaces physiques et les usages des locaux) c’est-à-dire la dimension immobilière et spatiale ; les acteurs de l’ESS et l’organisation sociale qu’ils instaurent pour occuper l’espace ; les prix abordables, définis comme étant en dessous des prix de marché. Cette recherche mobilise une approche d’économie politique et analyse les processus en jeu dans les métropoles de Paris, Lyon et Lille à partir d’un protocole méthodologique croisant une observation participante longue au sein d’une foncière solidaire, un corpus documentaire et des entretiens auprès de gestionnaires de tiers-lieux, d’acteurs de l’ESS, de collectivités locales, d’aménageurs, de foncières solidaires ainsi que d’investisseurs.
Plusieurs axes de questionnement structurent la recherche. Premièrement, quels sont les acteurs intervenant dans la mise en place de cette offre ? Deuxièmement, comment la construction matérielle, juridique et financière de cette offre s’organise-t-elle ? Troisièmement, dans quelle mesure les pouvoirs publics intègrent-ils les enjeux immobiliers de l’ESS ? Enfin, comment les acteurs qui produisent ces projets font-ils face aux tensions entre logiques de marché et modèles alternatifs ?

Face à ces questionnements, les travaux portant sur l’immobilier d’entreprise n’ont pas traité jusqu’à présent de la spécificité des acteurs de l’ESS, et les travaux académiques portant sur cette économie n’ont que peu intégré la dimension immobilière dans leurs analyses. Cette thèse entend combler cette lacune par la construction d’un cadre d’analyse articulant trois grands champs de littérature. Le premier ensemble de travaux mobilisés correspond à des recherches relativement récentes en urbanisme et aménagement portant sur les tiers-lieux (Blein, 2017 ; Burret, 2017 ; Ferchaud et Dumont, 2017 ; Leducq et Ananian, 2019 ; Ananian et Leducq, 2021 ; Cottet et de Mil, 2025). Elles abordent cependant assez peu la dimension spatiale et immobilière de ces organisations sociales complexes que sont les tiers-lieux. D’autres travaux en aménagement portant sur l’urbanisme transitoire et les occupations temporaires, sur les lieux culturels, ou encore le coworking, permettent d’apporter quelques éclairages sur cette dimension spatiale et immobilière (Pinard, 2021 ; Mallet et al., 2023). Un second champ de littérature a été mobilisé pour circonscrire le cadre théorique d’analyse, il relève des travaux en sciences politiques, et plus particulièrement de recherches portant sur la construction des problèmes publics (Felstiner et al., 1980 ; Gilbert et Henry, 2012 ; Hilgartner et Bosk, 1988 ; Cefaï, 2016), leur mise à l’agenda politique (Kingdon, 1984 ; Garraud, 2019) et la construction de l’action publique locale. En effet, l’ESS fait l’objet d’une mise à l’agenda politique nationale depuis le début des années 2000 et de politiques publiques depuis les années 2010 (Duverger, 2019 ; Fraisse et Duverger, 2024) et les problèmes fonciers et immobiliers que ces acteurs rencontrent peuvent également être analysés sous ce prisme. Enfin, la troisième approche théorique s’inscrit dans les travaux d’économie politique de la production urbaine afin d’éclairer les tensions dans la mise en œuvre d’offres immobilières abordables. Dans ce cadre, les travaux analysant les évolutions des marchés de l’immobilier d’entreprise ont été mobilisés (Bonnet et Moriset, 2003 ; Nappi-Choulet, 2009) ; ainsi que ceux portant sur la financiarisation (French et al., 2011 ; Theurillat et Crevoisier, 2012 ; Aalbers, 2016) et plus particulièrement les travaux analysant les processus de financiarisation véhiculés par les pratiques, normes et outils des acteurs de la finance et intégrés par l’ensemble des acteurs de la production urbaine (Orléan, 1999 ; Chiapello, 2015, 2017 ; Duros, 2022).
L’un des résultats importants de ce travail de recherche porte sur l’identification des instruments de l’action publique locale en faveur d’un développement de l’ESS via l’immobilier. L’inscription des enjeux immobiliers spécifiques à l’ESS s’opère notamment dans les documents réglementaires et de planification régionaux (avec les schémas de développement économique d’innovation et d’internationalisation, SRDEII), ainsi que dans les Plans locaux d’urbanisme Intercommunaux (PLU-I) de manière plus ponctuelle. C’est le cas par exemple du PLU bioclimatique de Paris adopté en novembre 2024 qui met en œuvre des « pastilles ESS » afin de conserver dans de futurs développements urbains et immobiliers certains secteurs où l’ESS est fortement représentée. Les enjeux immobiliers font également leur apparition dans des « plans de développements métropolitains » de l’ESS qui visent au développement, au financement et à la structuration de réseaux d’acteurs de cette économie.
Enfin, l’inscription des enjeux immobiliers de l’ESS dans l’agenda local des communes et des intercommunalités s’organise de manière plus directe grâce au financement ou au soutien à certains projets immobiliers de l’ESS. Il est par exemple possible de noter des prises de participations financières de collectivités dans des projets immobiliers coopératifs. Ces éléments soulignent l’importance du soutien politique dans la mise en œuvre de projets immobiliers destinés à l’ESS. De plus, l’accueil des activités de l’ESS dans des locaux adaptés est souvent couplé à d’autres enjeux de l’action publique locale tels que le développement économique, l’animation des quartiers, la réhabilitation du patrimoine vacant, notamment industriel (comme c’est le cas dans la métropole Européenne de Lille), de la gestion du patrimoine public vacant (notamment dans la métropole du Grand Lyon), ou encore des enjeux tels que le développement de filières locales de réemploi (à Lyon également), ou encore de relocalisation de certaines productions artisanales (Ferchaud et al., 2024).
Ces mêmes acteurs publics, les communes, les établissements public territoriaux (EPT) et les métropoles sont les principaux acteurs disposant des outils afin de favoriser l’accès au foncier et à l’immobilier des acteurs de l’ESS. En ce sens, leur rôle est crucial. À travers des subventions, des décotes sur la vente du foncier et de l’immobilier, des prises de participation directe dans des SCIC, des cahiers des charges d’aménagement favorisant l’ESS, la mise en œuvre de politiques publiques ou encore celle l’élaboration de zonages « ESS » dans les nouveaux PLU-I, ils ont à disposition différents outils pour accompagner les acteurs de l’ESS dans leur recherche immobilière et leur ancrage pérenne. Toutefois, ces éléments restent épars, l’apanage de quelques collectivités engagées, et mériteraient d’être plus largement diffusés. Au-delà des instruments qu’ils mobilisent déjà, de manière certes hétérogène, mais réelle, l’organisation interne des services techniques, notamment des métropoles, pourrait amener à être repensée afin d’apporter davantage de transversalité entre les services de l’immobilier d’entreprise, de l’aménagement et de l’urbanisme et, lorsqu’ils existent, les services dédiés à l’ESS.
L’analyse des instruments de l’action publique locale et métropolitaine, via des documents, couplée à des entretiens semi-directifs avec des services techniques métropolitains, des bailleurs sociaux ou des aménageurs, a permis de révéler l’existence d’une mise à l’agenda politique du problème de l’accès à l’immobilier des acteurs de l’ESS et qui s’opère à différentes échelles. Toutefois, les politiques publiques en faveur d’un immobilier d’activité abordable apparaissent encore très émergentes et relativement fragiles.
Article rédigé par Fanny Cottet
Retrouvez également le replay de la rencontre du 10 juin 2025 sur Youtube :
Le 25 septembre 2025, rendez-vous pour une nouvelle édition des « Étoiles montantes de la recherche » avec le sociologue et chercheur Thomas Chevallier !

De 12h à 13h, Thomas Chevallier, Sociologue à l’Université Catholique de Louvain (Centre de recherche interdisciplinaire Droit, Entreprise et Société) et chercheur associé au CERAPS, à l’Université de Lille, fera une présentation de ses travaux de recherche en visioconférence.
En quelques mots, voici un aperçu du travail de recherche de Thomas Chevallier :
« Thomas Chevallier traitera de l'incidence des modes de financement, et plus particulièrement de financement public, sur la capacité des associations à déployer une action civique [...]. En mettant en question les notions de marchandisation et de modèles socio-économiques, il montrera l'intérêt d'ouvrir la boite noire des financements, de leur cadrage institutionnel à leur appropriation par les associations, afin de mettre en lumière les rapports de pouvoir qu'ils alimentent et dont ils sont un lieu d'expression. [...] »
Plus d'informations et inscription (gratuite et obligatoire) sur HelloAsso.
Bibliographie de l'article La mise à l'agenda politique des enjeux fonciers des acteurs de l'économie sociale et solidaire
Aalbers, M. B. (2016). The Financialization of Housing: A political economy approach. Routledge.
Ananian, P. et Leducq, D. (2021). Les espaces de coworking : insertion urbaine et actions d’urbanisme. Les apports d’une comparaison internationale Québec-France. Cybergeo: European Journal of Geography, Espace, Société, Territoire(996). https://doi.org/10.4000/cybergeo.37664
Blein, A. (2017). L’émergence du coworking dans l’offre d’immobilier d’entreprise en Ile-de-France : un service relationnel coproduit par ses utilisateurs [Thèse de doctorat, Université Paris-Est]. https://pastel.archives-ouvertes.fr/tel-01786906
Bonnet, J. et Moriset, B. (2003). L’immobilier d’entreprise. Géocarrefour, 78(4), 265‑268. https://journals.openedition.org/geocarrefour/310?lang=fr
Burret, A. (2017). Etude de la configuration en Tiers-Lieu : la repolitisation par le service [Thèse de doctorat, Université de Lyon]. https://theses.hal.science/tel-01587759
Cefaï, D. (2016). Publics, problèmes publics, arènes publiques…. Questions de communication, (30), 25‑64. https://doi.org/10.4000/questionsdecommunication.10704
Chiapello, È. (2015). Financialisation of Valuation. Human Studies, 38(1), 13‑35. https://doi.org/10.1007/s10746-014-9337-x
Chiapello, È. (2017). La financiarisation des politiques publiques. Mondes en développement, 178(2), 23‑40. https://doi.org/10.3917/med.178.0023
Cottet, F. et de Mil, C. (2025). Le Tiers-lieu, espace fabricant de l’urbain. Dans Panorama de la recherche sur les tiers-lieux en France (vol. Cahiers de recherche de l’Observatoire des Tiers-Lieux. Sous la direction de Cécile Gauthier et de Rémy Seillier, p. 289‑304). Le Bord de L’eau éditions. https://hal.science/hal-05187032
Duros, M. (2022). L’édifice de la valeur : sociologie de la financiarisation de l’immobilier en France (fin des années 1980-2019) [Thèse de doctorat, EHESS]. https://www.theses.fr/2022EHES0022
Duverger, T. (2019). 06. Les transformations incrémentales de l’action publique locale au prisme des lois d’économie sociale et solidaire (ESS) et d’organisation territoriale. Politiques management public, 4(4), 443‑458. https://www.cairn.info/revue-politiques-et-management-public-2019-4-page-443.htm
Felstiner, W. L. F., Abel, R. L. et Sarat, A. (1980). The Emergence and Transformation of Disputes: Naming, Blaming, Claiming . . . Law & Society Review, 15(3/4), 631‑654. https://doi.org/10.2307/3053505
Ferchaud, F., Blein, A., Idt, J., Lecointre, D., Trautmann, F. et Beraud, H. (2024). Aménager la ville productive. Presses des Mines.
Ferchaud, F. et Dumont, M. (2017). Les espaces de fabrication et d’expérimentation numérique sont-ils des tiers-lieux ? Territoire en mouvement. Revue de géographie et aménagement., (34). https://doi.org/10.4000/tem.4203
Fraisse, L. et Duverger, T. (2024). 4. Enjeux, compétences et instruments : une mise en perspective historique des politiques de l’ess. Dans L. Fraisse, M.-C. Henry et J.-L. Laville, Les politiques locales de l’économie sociale et solidaire (p. 85‑95). Érès. https://doi.org/10.3917/eres.frais.2024.01.0085
French, S., Leyshon, A. et Wainwright, T. (2011). Financializing space, spacing financialization. Progress in Human Geography, 35(6), 798‑819. https://doi.org/10.1177/0309132510396749
Garraud, P. (2019). Agenda/émergence. Dans L. Boussaguet, S. Jacquot et P. Ravinet, Dictionnaire des politiques publiques (5e édition, p. 54‑61). Presses de Sciences Po. https://doi.org/10.3917/scpo.bouss.2019.01.0054
Gilbert, C. et Henry, E. (2012). La définition des problèmes publics : entre publicité et discrétion. Revue française de sociologie, 53(1), 35‑59. https://doi.org/10.3917/rfs.531.0035
Hilgartner, S. et Bosk, C. L. (1988). The Rise and Fall of Social Problems: A Public Arenas Model. American Journal of Sociology, 94(1), 53‑78. https://www.jstor.org/stable/2781022
Kingdon, J. W. (1984). Agendas, alternatives, and public policies. TBS The Book Service Ltd.
Leducq, D. et Ananian, P. (2019). Qu’apporte l’urbanisme à l’étude des espaces de coworking ? Revue de littérature et approche renouvelée. Revue d’Économie Régionale & Urbaine, Décembre(5), 963‑986. https://doi.org/10.3917/reru.195.0963
Mallet, S., Mège, A. et Fleury, A. (2023). Le temporaire comme instrument de la fabrique urbaine. Riurba, (14), En ligne. https://www.riurba.review/article/14-habitat/temporaire/
Nappi-Choulet, I. (2009). Les mutations de l’immobilier : De la finance au développement durable. Editions Autrement.
Orléan, A. (1999). Le Pouvoir de la finance. Odile Jacob.
Pinard, J. (2021). L’urbanisme transitoire, entre renouvellement des modalités de fabrique de la ville et évolution de ses acteurs. Une immersion ethnographique au sein de SNCF Immobilier [Thèse de doctorat, Université Paris-Est]. https://hal.archives-ouvertes.fr/tel-03328268
Theurillat, T. et Crevoisier, O. (2012). Une approche territoriale de la financiarisation et des enjeux de la reconfiguration du système financier [Rapport de recherche]. Groupe de recherche en Economie territoriale (GRET) Institut de Sociologie Université de Neuchâtel, Suisse.
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Crédit photos : Fanny Cottet, juin 2022.