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Publié le 22 novembre 2018
Europe
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Quelle politique européenne pour l’ESS ?

Pour comprendre le rôle que jouent les politiques européennes pour le développement de l’économie sociale et solidaire, il faut tenir compte de la très forte hétérogénéité de la place de l’ESS dans l’économie des Etats membres. La France, la Belgique, l’Espagne, l’Italie, le Portugal font figures d’exemples – parce que ces pays ont une tradition historique longue de l’ESS, une législation poussée sur ces questions et une meilleure reconnaissance politique de ses acteurs. L’Union européenne a donc pour premier enjeu d’amener les Etats les moins avancés à développer l’ESS en les guidant par la diffusion de bonnes pratiques et par des injonctions politiques qui favorisent ses acteurs. D’autre part, si l’enjeu du changement d’échelle de l’ESS est essentiel au niveau de la France, c’est aussi une question majeure qui s’inscrit dans le contexte européen. Pour que l’ESS change d’échelle, construisons une politique européenne de l’ESS ! Quels freins et quels leviers existe-t-il aujourd’hui sur ces questions ?

L’économie sociale, de plus en plus présente dans la politique de l’Union européenne…

Historiquement, les enjeux autour de l’ESS émergent au niveau européen à la fin des années 1980. En 1989, la Commission européenne1 présidée par Jacques Delors crée l’unité Economie sociale de la direction générale XXIII : la Commission européenne, à la différence de la quasi-totalité des administrations nationales de l’époque, reconnaît dans ses structures administratives l’importance de l’ESS. Une quinzaine d’années plus tard, la place de l’ESS a fortement progressé. C’est visible notamment dans un rapport de la Commission européenne de 20132 qui indique que 14,5 millions de personnes sont salariées dans l’ESS en Europe, soit 6,5% de la population active.

A la notion d’ « économie sociale et solidaire » (telle qu’elle existe en France) est préférée, au niveau européen, celle d’ « économie sociale » : ce choix s’explique, selon le Comité Economique et Social Européen (CESE)3, par le fait qu’ « il est possible d’affirmer que les approches de l’économie solidaire et de l’économie sociale présentent non seulement d’importants éléments de convergence mais que d’un point de vue pratique, toutes les organisations qui relèvent de l’économie solidaire font aussi indubitablement partie de l’économie sociale.4 »

Mais il n’y a cependant pas, au niveau européen, de définition légale de l’économie sociale. Une définition de l’économie sociale généralement admise se trouve dans la Charte des principes de l’ économie sociale de l’association Social Economy Europe5 et les principes retenus sont : la primauté de la personne et de l’objet social sur le capital, l’adhésion volontaire et ouverte, le contrôle démocratique par les membres (à l’exception des fondations), la conciliation des intérêts des membres et usagers et de l’intérêt général, la défense et l’application de la solidarité et de la responsabilité, l’autonomie de gestion et l’indépendance vis-à-vis des pouvoirs publics, l’affectation de la majeure partie des excédents à la réalisation d’objectifs qui favorisent le développement durable et servent les membres et l’intérêt général. Ce dernier principe est essentiel.

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Les contextes socio-économiques, légaux et politiques des Etats-membres de l’Union Européenne vis-à vis de l’ESS sont très différents et la politique européenne de l’époque cherche à les faire converger par l’harmonisation. Pour donner à l’ESS plus de visibilité et faciliter son financement, les instances européennes proposent dans les années 2000 des politiques en faveur d’un cadre juridique européen de l’économie sociale. En effet, « les législateurs de l’Union sont traditionnellement confrontés à deux problèmes majeurs au moment d’appliquer les politiques en matière d’économie sociale. Premièrement, la base juridique bien maigre et l’absence de référence explicite dans les textes fondamentaux de l’Union (traité de Rome et traité de Maastricht). […] Deuxièmement, la définition conceptuelle du champ de l’économie sociale et la foule de termes afférents », explique l’étude Evolutions récentes de l’économie sociale dans l’Union européenne.

En 2003, un statut de la société coopérative européenne (SEC) est adopté par l’Union européenne. Des projets du même type concernent les statuts respectifs d’association, de fondation et de mutuelle européennes. Face à la réticence de certains Etats-membres, voire à leur véto comme dans le cas de l’Allemagne, cette approche par l’harmonisation des statuts est abandonnée par la Commission européenne. Quant au statut de société coopérative européenne, il n’aura dans les faits que peu de succès.

En 2016, toutefois, le Parlement européen6 recommence à travailler sur un statut pour les entreprises à visées sociale et solidaire. Le rapport A European Statute for Social and Solidarity-based Enterprise7 propose ainsi une qualification ou statut juridique au niveau de l’Union et un label ou marque qui permette d’identifier les structures reconnues comme « entreprises sociales européennes ». Une idée également présente dans le rapport Mastalka, adopté en plénière du Parlement européen en juillet 2018, et qui demande à la Commission européenne d’améliorer le cadre réglementaire et d’élargir les règles juridiques européennes en faveur des entreprises sociales8.
L’enjeu est de « jeter une base juridique élargie, au niveau de l’Union, pour divers types d’acteurs de l’économie sociale », le système de certification étant évalué comme « la meilleure solution pour assurer l’équilibre entre sécurité juridique et souplesse »9.

Mais cette approche achoppe sur la diversité de l’ESS dans les Etats-membres. La politique européenne s’est malgré tout développée par des voies alternatives.

Mieux (faire) reconnaître l’ESS et mieux la soutenir

Selon quels axes la politique européenne s’est-elle développée au cours de la dernière décennie ? Sur la période récente, la politique européenne de l’ESS a connu deux moments forts. D’abord l’initiative SBI "Social Business Initiative", lancée en 2011 sous l’impulsion du Commissaire Michel Barnier, puis en 2016 la décision de la Commission européenne de mettre en œuvre toute une série de mesures de promotion de l’ESS10, en co-création avec le groupe d’experts de la Commission sur entrepreneuriat social (GECES)11. Les initiatives de l’Union européenne en matière de soutien à l’ESS ont porté essentiellement sur l’amélioration du financement : en stimulant l’intérêt des investissements pour les entreprises sociales (label EuSEF pour faciliter la reconnaissance des Fonds d’entrepreneuriat social européens), en créant un instrument financier pour l’emploi et l’innovation sociale, notamment pour renforcer les capacités des organismes de microfinancement (EaSI et FEI) ; mais aussi en apportant des fonds européens : notamment Fonds européen de développement régional (FEDER) et Fonds social européen (FSE). Parmi ces outils, le FSE et le FEDER ont joué un rôle essentiel dans le développement de l’ESS dans les pays membres. La Commission européenne a aussi facilité l’accès des entreprises de l’ESS aux marchés publics en reformant ses Directives sur les marchés publics. L’intégration de clauses sociales dans les marchés publics apparaît comme essentielle.

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La réforme de la législation européenne sur les marchés publics en 2014 permet à l’adjudicateur d’introduire des clauses sociales qui permettent de mieux prendre en compte les particularités structurelles des entreprises de l’ESS. Elle préconise aussi de découper les appels d’offre en lots de taille limitée plus à même d’être remportés par des entreprises de l’ESS, elles-mêmes de petites tailles. Enfin un effort croissant est mené pour faire reconnaître, dans les politiques européennes de développement et de voisinage et auprès des instances internationales, l’apport de l’ESS au développement durable.

L’efficacité de ces mesures requiert un accroissement de la visibilité politique de l’ESS, de sa reconnaissance et de son identité.

Le premier des obstacles rencontrés par l’ESS au niveau européen est justement le manque de « sensibilisation et de compréhension », selon l’étude Bonnes pratiques en matière de politiques publiques relatives à l’économie sociale européenne, à la suite de la crise économique. Cet obstacle a été signalé en particulier dans les pays membres de l’Est par les correspondants ayant mené l’enquête auprès d’acteurs de terrain. Un obstacle également identifié comme prioritaire par le groupe d’experts de la Commission sur l’entrepreneuriat social (GECES) et auquel il propose plusieurs leviers d’actions : rassembler les preuves sur la valeur ajoutée des entreprises sociales, puisqu’aujourd’hui les données ne sont pas collectées systématiquement dans tous les pays ; promouvoir une communauté de l’entrepreneuriat social plus forte et mieux coordonnée ; consulter les entreprises sociales et les associer dans l’élaboration des politiques et mesures aux niveaux à la fois européen, national, régional, local. La visibilité de l’ESS au niveau de la société civile et du milieu universitaire se construit depuis plusieurs années avec l’organisation de conférences et de débats. Un autre vecteur important est l’implication citoyenne dans les initiatives sociales, dont un certain nombre d’exemples en Europe sont autant de bonnes pratiques.

Pour le CESE, ces objectifs de visibilité sont directement liés aux enjeux d’évaluation : en effet, en plus de « créer un observatoire européen des politiques en matière d’économie sociale » pour « fournir une base de données des politiques déployées en Europe par des gouvernements nationaux, régionaux et locaux », son rapport préconise « des méthodologies d’évaluation et des études d’impact des politiques afin d’aider les décideurs politiques dans la conception de stratégies, appliquant la nécessaire approche de politiques fondées sur des preuves ». L’évaluation concerne également, bien sûr, les entreprises de l’ESS elles-mêmes, avec le véritable « défi actuel qu’est la mesure des répercussions sociales et économiques de l’économie sociale12 ».

Quelles perspectives pour la politique européenne de l’ESS ?

Politiquement les potentialités de l’ESS sont de plus en plus reconnues par les gouvernements européens. Sous l’impulsion du Luxembourg, certains pays ont décidé de jouer un rôle leader dans l’Union Européenne pour promouvoir l’ESS et pousser la Commission européenne à renforcer sa politique de soutien à l’ESS. De six en 2015 (déclaration de Luxembourg), ils sont maintenant onze en 2017 - la Bulgarie, Chypre, l’Espagne, la Grèce, l’Italie, le Luxembourg, Malte, le Portugal, la Slovénie, la Suède et la Roumanie - à avoir signé la déclaration de Madrid. La France assurera la présidence du comité de pilotage de la déclaration de Luxembourg en 2019. Le Parlement européen avec son Intergroupe sur l’économie sociale - et il sera important que le prochain Parlement européen confirme son maintien - et le CESE exercent depuis des années une pression politique sur la Commission européenne en faveur de l’ESS et participent à sa visibilité.

L’ESS entre progressivement dans la programmation budgétaire européenne. Le prochain "Cadre Financier Multiannuel" qui couvre la période 2021-27 est actuellement en phase de décision entre le Conseil13 et le Parlement européen. La Commission européenne a proposé une réelle avancée sur le financement de l’ESS (programme EUinvest) tout en maintenant les divers programmes de soutien à l’ESS. En revanche aucun programme dédié à l’ESS n’apparaît, pénalisant les entreprises et les organisations de l’ESS qui sont confrontées à la diversité des programmes européens, de leurs objectifs, de leurs règles et de leur temporalité de mise en œuvre. Le Labo de l’ESS propose l’introduction d’un programme "Erasmus de l’économie sociale" propre aux acteurs de l’ESS qui puisse contribuer à la diffusion des bonnes pratiques au niveau européen.

Ces chantiers, depuis la visibilité de l’ESS (qui passera par une meilleure représentation administrative au sein des pays membres) jusqu’aux enjeux législatifs et réglementaires, en passant par l’accès aux financements européens et aux marchés, doivent être compris comme un ensemble en faveur de la reconnaissance des solutions apportées quotidiennement par l’ESS aux enjeux globaux de notre société. Intégrés dans un plan d’action, ils seront essentiels pour faire changer d’échelle l’ESS européenne.

Pour aller plus loin :

 

 

  • 1La Commission européenne est composée de 28 commissaires, un par Etat membre. Sa fonction principale est de proposer et de mettre en œuvre les politiques communautaires. La Commission est responsable devant le Parlement européen et elle détient l’initiative législative, c’est-à-dire le pouvoir de proposer des lois.
  • 2Economie sociale et entrepreneuriat social, Institut européen de recherche sur les coopératives et les entreprises sociales (Euricse) et Commission européenne, 2013
  • 3Le CESE porte des travaux sur l’ESS notamment à travers les membres du groupe d’étude spécifique aux entreprises de l’économie sociale et à travers les membres de sa catégorie "Economie sociale". Le CESE est l’assemblée consultative des partenaires économiques et sociaux, composée de 350 membres désignés par les gouvernements nationaux et nommés par le Conseil de l’Union européenne.
  • 4Evolutions récentes de l’économie sociale dans l’Union européenne, étude du Comité Economique et Social Européen, 2017
  • 5Déclaration finale commune des organisations européennes de l’économie sociale, CEP-CMAF, 2002
  • 6Le Parlement européen se compose de 751 députés élus au suffrage universel direct. Il participe à l’élaboration des directives et des règlements mais, contrairement à la Commission, ne détient pas l’initiative législative. Cependant, il a le pouvoir de censurer la Commission. Le Parlement a aussi le contrôle des dépenses du budget européen.
  • 7European Statute for Social and Solidarity-based Enterprise, étude pour le Parlement européen, A. Fici, 2017
  • 8Pour en savoir plus sur l’histoire et les évolutions récentes, se référer notamment à : Europe et ESS : enjeux et leviers d’actions pour les collectivités locales, RTES, 2018
  • 9Synthèse de plénière, « Un statut pour les entreprises à visées sociale et solidaire », 2018
  • 10Communication de la Commission européenne " Les grands acteurs européens de demain : l’initiative en faveur des start-up et des scale-up" COM(2016) 733 final
  • 11Faire progresser les entreprises sociales et l’économie sociale, GECES, 2016. Ce rapport fait 13 recommandations pour renforcer la visibilité de l’ESS, améliorer son accès au financement et son environnement juridique, et développer l’ESS à l’international.
  • 12Bonnes pratiques en matière de politiques publiques relatives à l’économie sociale européenne, à la suite de la crise économique, étude du CESE, 2018
  • 13 Le Conseil des ministres de l’Union européenne se compose des 28 Etats membres : siègent au Conseil les ministres de chaque Etat en fonction de l’ordre du jour de chaque réunion. Le Conseil est responsable des politiques économiques des Etats membres et élabore le projet de budget avec le Parlement.
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    Tribune

    Ulla Engelmann

    Ulla Engelmann

    Cheffe d’Unité "Technologies de pointe, pôles de compétitivité et économie sociale" à la Commission européenne

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