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Publié le 21 septembre 2021
Hugues Sibille - Copyright Kathleen Rengnet
Mots clés
ESS
convivialiste

Pour une nouvelle éducation populaire et convivialiste. Réapprendre à vivre ensemble

De lourds nuages noirs s’accumulent à l’horizon, en cette curieuse rentrée 2021. Face aux orages, la société se fragmente un peu plus. Les groupes sociaux ne comprennent et n’interprètent pas les menaces de la même manière et sont peu préparés à y faire face ensemble. Ainsi la crise sanitaire, les réponses à lui apporter, révèlent des clivages sociologiques et culturels profonds, qui débouchent sur des tensions, affrontements, refus de vivre ensemble. La menace est climatique, le rapport du GIEC présenté le 9 août l’établit de manière irréfutable. Ce sont les activités humaines qui dérèglent le climat. Sans attendre 2030, dès cet été, la maison-terre brûle (Var, Grèce, Algérie, Californie, Sibérie, Canada…), paysages de désolations, images mortifères. Autre part (Belgique, Allemagne…), des inondations détruisent tout sur leur passage. Les marchés financiers, eux, regardent ailleurs, scrutent d’autres horizons, y distinguant le retour au radieux business as usual, avec un CAC 40 à 6600 points. Les patrons s’auto-augmentent à 5,3 millions d'euros/an, après que celui de Danone, préoccupé par la planète mais ne produisant pas de résultats financiers suffisants, ait été viré sans ménagement ! Décidément les élites (financières) ont vite oublié l’alerte des gilets jaunes, confirmant leur peu d’aptitude à la remise en cause et vivant plus que jamais dans la bulle de leur hubris (folie de la démesure). Parcourant le monde devenu leur terrain de jeu, ils ignorent la Seine-Saint-Denis, la ligne 13 du métropolitain, les cages d’escalier. Dans l’ensemble les élites politiques, économiques, intellectuelles n’ont pas le courage de tenir un discours de vérité au peuple (qui bien sûr ne souhaite pas l’entendre) sur les contraintes qu’imposerait à tous la radicale transition écologique nécessaire. Pas de Churchill en vue capable de dire « je n’ai rien à offrir que du sang, du labeur, des larmes et de la sueur ».

La menace la plus présente dans l’actualité française de rentrée, la plus palpable, est épidémique. Sortirons-nous et dans quel état de la Covid, y resterons-nous englués ? Là s’aiguisent des tensions entre partisans et adversaires des vaccins, adeptes ou réfractaires aux passes sanitaires, entre ceux qui continuent à faire confiance aux institutions politiques, scientifiques ou médiatiques et ceux qui entrent dans une défiance généralisée. La crise sanitaire démontre, peut-être pour la première fois de manière aussi crue et brutale, l’influence des réseaux sociaux dans l’information et la désinformation des enjeux sanitaires. Le plus souvent ils ne forment pas mais déforment le jugement. Manifestement si toutes les enquêtes le montrent, selon que l’on est diplômé de l’enseignement supérieur ou déscolarisé, selon que l’on s’informe par des médias de qualité ou par des rumeurs sur les réseaux sociaux, on ne considère pas de la même façon les vaccins anti-Covid. On aboutit ainsi à ce paradoxe : les premières lignes des hôpitaux, des EHPAD ou des grandes surfaces qui ont tenu bon lors des confinements sont les moins vaccinées, car sociologiquement les moins éduquées. La Covid révèle et amplifie des inégalités de compréhension du monde qui nous entoure. 

Dans ce bouquet de menaces, celle d’un effondrement démocratique est moins directement palpable par l’opinion qu’une hospitalisation due à la Covid, l’inondation de son village, ou l’incendie de ses collines. Et pourtant… ! L’autodestruction douce de la démocratie, mesurable par l’abstention, la désagrégation des partis, la défiance vis à vis des leaders politiques et des institutions, la difficulté à recruter des candidats aux élections locales, les intentions de vote pour les partis autoritaires ou populistes… devrait également inquiéter. Les cartes géographiques rendant compte des faibles pourcentage de vaccination, des intentions de votes d’extrême droite, ou des faibles engagements civiques… se recoupent souvent. L’autodestruction douce de la démocratie trouve sa source dans une accélération du libéralisme de masse. La souveraineté de l’individu supplante la souveraineté du peuple. L’autorité du collectif est sapée au nom de la liberté. La crise de la Covid illustre et amplifie cette crise de la démocratie et du civisme. Ma liberté individuelle face au vaccin passe avant les impératifs de santé publique. 

Trois éléments transversaux peuvent être ajoutés à ce diagnostic rapide. Le premier est que la conscience des menaces varie selon le niveau socio-culturel des populations. Plus on est éduqué, informé, plus on est conscient et plus on est apte à devenir acteur de changement face aux menaces. C’est ce qu’on appelle « les capabilités » issues de l’éducation. Ceci est particulièrement visible sur les questions de santé, d’alimentation, de mobilité, d’environnement, de rapport à la nature. Naturellement le facteur d’inégalité de revenus pèse dans ces différences de comportement, mais… pas seulement. Bourdieu avait enseigné que fréquenter ou non les musées n’était pas d’abord une question de pouvoir d’achat : de même en est-il pour ce que l’on met dans son assiette, pour sa réaction face à l’idée de seringue, pour son usage de la voiture, ou pour sa façon de traiter ses déchets.  

Le second est qu’il existe une spécificité française, une tendance plus forte à l’archipélisation que dans d’autres pays, du fait de la disparition de la matrice catholique/ communiste (Fourquet) et du recul de l’Etat traditionnellement fort en France. Admettons une difficulté française au vivre ensemble, cherchons des réponses spécifiques à lui apporter. 

Enfin un troisième élément transversal à prendre en compte dans la fragmentation sociologique tient à l’impossibilité de l’Education Nationale d’aujourd’hui d’être la fabrique à unité nationale et à citoyenneté qu’elle a été dans le passé (finis les hussards de la république). Dans le même temps il faut affronter l’importance prise par les réseaux sociaux et des émetteurs de messages non régulés par des instances collectives. La souveraineté de l’individu l’emportant sur la souveraineté collective permet à n’importe quel individu d’émettre n’importe quel message et de le transmettre à n’importe quels autres individus qui en tirent les conclusions qu’ils veulent, sans contradiction. La voie est libre pour le complotisme, facteur d’aggravation de nos trois crises. 

La question qui arrive est évidemment « que faire » dans ce clair-obscur d’où surgissent les monstres ? 

La proposition de ce papier est d’inventer une nouvelle éducation populaire et convivialiste, animée par la société civile, articulée à la puissance publique, appuyée quand il est possible sur le patrimoine d’éducation populaire à la française du 20ème siècle, mais le dépassant, le modernisant pour être en phase avec le contexte décrit plus haut, afin d’inventer une grande « fabrique collective » d’éducation au discernement, de compréhension des enjeux du monde, d’apprentissage d’un vivre ensemble convivial. 

L’on ose à peine utiliser le terme d’éducation populaire tant le concept semble oublié ou ringard ! Et pourtant ! Une définition simple de l’éducation populaire indique « qu’elle permet de faciliter l’accès aux savoirs, à la culture, afin de développer la conscientisation, l’émancipation et l’exercice de la citoyenneté, en recourant aux pédagogies actives pour rendre chacun acteur de ses apprentissages, qu’il partage avec d’autres ». 

N’est-ce pas précisément ce qu’il conviendrait de faire pour sortir par le haut des trois menaces décrites ? À la fin des fins, nous éloignerons les risques climatiques ou sanitaires soit par une élévation sans précédent de la conscience civique et de nouvelles formes démocratiques, soit par des organisations autoritaires, voire dictatoriales. La dictature verte recrute déjà des adeptes. L’on voit le clivage entre la Chine et l’Occident sur les questions de santé publique. Nous, convivialistes et militants de l’ESS choisissons sans hésitation de nous battre pour une nouvelle étape d’approfondissement démocratique. 

Nous disposons de suffisamment de mémoire pour nous appuyer sur un patrimoine de concepts et de méthodes issus de l’histoire de l’éducation populaire, mais avec la volonté déterminée de le dépasser. 

À la Libération, les horreurs de la guerre et les dérives vichystes ont remis au goût du jour cette idée simple : la démocratie ne tombe pas du ciel, elle s’apprend et s’enseigne. Pour être durable, elle doit être choisie ; il faut donc que chacun puisse y réfléchir. L’instruction scolaire des enfants n’y suffit pas. Inspirons-nous de l’esprit des Jours Heureux

Au long du 20ème siècle, l'éducation populaire s'est organisée à travers trois courants idéologiques : les mouvements laïques, autour de la Ligue de l’Enseignement (Les Francas, les Cemea, Léo Lagrange etc.), le mouvement ouvrier, en particulier les syndicats ouvriers et leurs organisations associées, enfin le christianisme social dont la dimension intellectuelle fut illustrée par le personnalisme (revue Esprit), le scoutisme, les auberges de jeunesse. 

Inventer une nouvelle éducation populaire et convivialiste pour résister aux effondrements implique de reformuler un projet neuf et ambitieux, car les trois matrices chrétienne, laïque et ouvrière ne structurent plus la société comme elles l’ont fait au siècle dernier (les terrains laissés vacants par elles sont parfois occupés par l’islamisme ou des courants néo-fascistes !) 

Par où commencer ? Il existe une multitude d’initiatives pour éduquer et donner du pouvoir d’agir, dans le champ de la santé, l’alimentation, l’environnement, la mobilité etc., mais elles sont dispersées, peu reconnues, regardées de haut par les pouvoirs publics. Quelques exemples : Voisins malins est une association qui agit dans les quartiers pour renforcer le pouvoir d’agir des habitants, recréer du lien entre eux et avec les institutions. Les voisins malins, formés pour cela, sont les habitants eux-mêmes qui font du porte à porte. Les Petits Débrouillards (faire pour comprendre, comprendre pour agir) permettent à tous enfants et adultes de tous milieux de mieux comprendre les enjeux scientifiques, numériques, écologiques…Les Universités populaires connaissent un regain depuis les années 2000. Les AMAP permettent d’appréhender les enjeux de l’agriculture et de l’alimentation saine par un dialogue entre paysans et consommateurs modestes. Le Secours Populaire, ou le Secours catholique sensibilisent et accompagnent les précaires vers les centres de santé ou de vaccination. La FING, fondation d’un internet nouvelle génération, imagine un numérique centré sur les capacités humaines. Les CPIE co-construisent avec les habitants des projets pour répondre aux défis environnementaux de leurs territoires. Le Mouvement Colibris incite à « faire sa part », relie et soutient les citoyens et les collectifs qui font le choix d’un autre mode de vie. Des pôles territoriaux de coopération (PTCE) comme Tetris font leur priorité d’intégrer développement durable et éducation populaire par l’augmentation des capabilités des habitants. Enercoop lance les « éplucheurs de watts », un collectif de leurs sociétaires formés aux économies d’énergies etc. 

Ces initiatives, inspirantes et souvent magnifiques (tiers lieux, maisons de santé, repair-cafés, monnaies complémentaires…) ne font pas encore suffisamment système pour devenir la grande fabrique collective de discernement et de civisme dont les transitions radicales ont besoin. 

Les premières étapes sont une prise de conscience de ce besoin d’éducation populaire et la capacité à en faire un Grand Dessein. Un rapport a été publié par le CESE en 2019 sous le titre « L’éducation populaire, une exigence du XXIème siècle ». Exhumons ce rapport et demandons que le le CESE, sous la responsabilité de son nouveau président, un homme de l’ESS, porte le projet d’une nouvelle fabrique d’éducation populaire et conviviale. Le Gouvernement s’honorerait à en faire une Grande Cause Nationale. 

Mais les acteurs de la société civile doivent d’abord mieux s’organiser eux-mêmes pour défendre cette idée. Ces acteurs, aujourd’hui dispersés, se reconnaissant comme porteurs d’une nouvelle éducation populaire, pourraient se réunir autour d’une Charte de grands principes partagés, incluant les principes convivialistes : commune humanité, destin partagé avec la nature, finalité transformatrice, contribution à l’émancipation individuelle et collective en particulier des jeunes et des modestes, conscientisation des individus, démarche pédagogique active repose sur un principe tous sachants tous apprenants, former sans conformer, droit au tâtonnement de laboratoires d’innovation, portage des actions par des structures à but non lucratif… 

Au-delà de ces principes, la nouvelle éducation populaire devra faire de la réflexion sur l’usage du numérique une priorité en visant à développer une économie numérique à forte utilité sociale et environnementale et en organisant une résistance active aux processus de désinformation et de fake news, en favorisant les living labs, les outils open source etc. 

Sur cette base des accords d’engagements réciproques pourraient être recherchés dans plusieurs directions : avec le ministère de l’éducation nationale et les fédérations d’enseignement privés, avec les collectivités territoriales pour faire émerger des pôles territoriaux d’éducation populaire, avec les institutions de l’ESS, en particulier les grandes fédérations associatives concernées (Ligue de l'enseignement, Collectif alerte) et les Mutuelles de santé, avec les organisations syndicales, enfin avec les fondations reconnues d’utilité publique. 

Utopie ? Certes. 

« Mais comme ils ne savaient pas que c’était impossible, ils l’ont fait ! » (Twain) 

Et plus que jamais « Ce n’est pas parce que les choses sont difficiles que nous n’osons pas, c’est parce que nous n’osons pas qu’elles sont difficiles ! » (Sénèque) 

Hugues Sibille 

Président du Labo de l'ESS 

 

Cet article a été initialement publié sur le blog Mediapart des Convivialistes en deux parties : ici et ici

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